Carry me home : Une fenêtre vers les spectacles en multiréalité
Publié le 10 janvier 2023 access_time 5 minutesUn compte rendu de Philippe Bédard, chercheur et rédacteur, Xn Québec
Une version anglaise de ce compte rendu est disponible sur le site XR Must.
Alors que la pandémie a forcé le secteur des arts vivants à développer des formats virtuels, puis éventuellement hybrides, le collectif Les 7 Doigts nous proposait en décembre 2022 le premier spectacle en « multiréalité ».
Explorons ces différentes réalités et ce qu’elles nous disent de la croisée des arts de la scène et des nouvelles technologies.
Le cirque de façon virtuelle
Carry me home est le premier spectacle issu du projet LiViCi (pour Live Virtual Circus), une collaboration entre Les 7 Doigts et Shocap Entertainment, un studio basé à Vancouver qui se spécialise en capture de mouvement et en production virtuelle. L’objectif du partenariat est d’amener les technologies numériques à la rencontre des arts vivants.
Samuel Tétreault (Directeur artistique, 7 Doigts), rappelle à cet effet qu’il ne s’agit pas d’utiliser les technologies comme une fin en soi, mais bien d’explorer comment celles-ci peuvent être mises au service de la création artistique. Plus particulièrement, les tests que les deux studios mènent depuis quelques années portent sur l’utilisation de la capture de mouvement pour l’animation en temps réel de performances acrobatiques.
L’idée avec LiViCi n’est donc pas de reproduire ce que le cinéma et le jeu vidéo font de cette technique, soit d’utiliser les mouvements d’un interprète pour animer un personnage en post-production. Comme nous avons pu le voir dans Carry me home, les avatars sont plutôt animés en temps réel et en simultané. Le résultat est quelque chose d’entièrement nouveau : mi-spectacle de cirque en direct, mi-film d’animation 3D.
Le processus demande des ressources techniques faramineuses, dont 80 caméras infrarouge et un ensemble de 52 marqueurs pour chaque acrobate. Or, Les 7 Doigts et Shocap ont pris soin de dissimuler les marqueurs sous les costumes, de sorte que la technologie ne vienne pas s’interposer entre le public et le spectacle.
Carry me home
Carry me home raconte une histoire construite à partir de la musique de l’auteur-compositeur-interprète et acrobate Didier Stowe. Le point de départ du récit est une commotion cérébrale que ce dernier a subie il y a quelques années et qui lui fait reconsidérer sa vie et ses priorités. Au cours du spectacle, le public est invité à voyager dans sa tête, de sorte à revisiter certains moments marquants de la vie de l’acrobate vedette. Le voyage est guidé par les acrobates eux-mêmes qui, vêtus tout de gris, jouent le rôle de neurones.
Chacune des quatre scènes est accompagnée par une chanson originale de Stowe, performée en direct par ce dernier, et ce, même dans le numéro où il performe des sauts à couper le souffle au trampo-mur. Tout au long du spectacle, la capture de mouvement sert à augmenter les capacités narratives et expressives du cirque en transformant les cinq interprètes en divers personnages pour chacun des épisodes. Les murs et les habits des acrobates se métamorphosent ainsi en d’innombrables décors et costumes.
Le premier spectacle en multiréalité
Qu’entend-t-on par multiréalité? Le terme utilisé par Les 7 Doigts pour faire la promotion du spectacle se rapporte dans un premier temps aux quatre formats dans lequel Carry me home était présenté : en personne, en vidéo, interactif et immersif.
Or, il réfère aussi autant, sinon plus, au fait que le spectacle se déroule en simultané dans deux univers parallèles : le physique et le virtuel. C’est-à-dire que les formats vidéo et virtuels ne servent pas simplement à rediffuser un spectacle « original » qui serait celui présenté sur place à Montréal. « Ce sont des expériences complémentaires » confirme Samuel Tétreault. Le public, qu’il soit présent sur place ou qu’il accède au spectacle en réalité virtuelle, est amené à vaciller d’une réalité à l’autre.
Chaque format est différent et propose ses propres avantages et défis. La question soulevée par cette expérience n’est donc pas de savoir si la version virtuelle du spectacle est à la hauteur de la version physique, mais plutôt de savoir « Qu’est-ce que le virtuel permet de faire que le physique seul ne permettrait pas ? » et vice versa : utiliser la technologie de capture de mouvement pour créer des univers qui dépassent ce que le corps seul arrive à raconter et utiliser la virtuosité du corps humain pour donner plus de poids aux acrobaties que performent les avatars. Bien sûr, l’inverse s’applique aussi : comment le virtuel et le physique se limitent-ils l’un l’autre?
« Ce nouveau type de spectacles est une façon pour Les 7 Doigts, et pour l’industrie des arts vivant, d’explorer des langages artistiques novateurs et de rejoindre de nouveaux publics au-delà des salles de spectacles tout en conservant l’humain au centre de l’expérience culturelle. »
(communiqué de presse, Carry me home)
Prenons un exemple. Lors d’un numéro de cerceau aérien, la juxtaposition des deux réalités — crée par la projection du monde virtuel derrière les interprètes — donnait l’impression que l’artiste dansait avec sa doublure numérique. Cet effet était produit, entre autres choses, par l’angle de caméra virtuel qui offrait un point de vue différent sur l’action que celui que j’occupais dans le public. D’ailleurs, le léger décalage qu’il restait encore entre les mouvements de l’interprète et de ceux de son avatar semblent avoir été pris en compte lors de la conception des numéros; une limite technique de la capture de mouvement en temps réel s’est ainsi transformée en vecteur de création.
Fenêtre sur de nouveaux mondes
On peut s’imaginer que l’expérience idéale demeure celle offerte en salle et en direct : l’étonnement d’entendre Didier Stowe chanter un nouveau couplet entre deux sauts au trampo-mur, les sensations fortes causées par les pirouettes des danses acrobatiques, par le numéro de suspension capillaire et par toutes les autres acrobaties sont sans doute plus forts en personne qu’en virtuel.
C’est précisément pourquoi les 7 Doigts et Shocap se sont assurés d’offrir des fenêtres vers la réalité physique au sein des espaces virtuels visités par les publics connectés par ordinateur ou par casque de réalité virtuelle. Le fait de voir que des interprètes performent réellement toutes ces acrobaties vient leur rendre la part de risque et d’émerveillement que le virtuel risquerait autrement d’éliminer.
Carry me home propose en fait une troisième fenêtre, en plus de celles qui rejoignent les mondes physiques et virtuels. Appelons-là une fenêtre du métavers vers l’univers du cirque et des arts vivants en général.
En réponse à une question posée par Alexandre Téodoresco (Directeur du Développement Stratégique et de l’innovation, 7 Doigts) après l’une des trois représentations, Didier Stowe dit espérer que l’utilisation de ces technologies puisse rendre les arts du cirque plus attrayants pour un public plus jeune Samuel Tétreault aussi parle de ce désir de « s’ouvrir à ce public qui n’aurait jamais vu de spectacle en salle ». Si l’utilisation des codes et des plateformes du jeu vidéo arrive à convertir de nouveaux publics, une partie du pari LiViCi sera gagnée.
À plus court terme, Samuel Tétreault nous explique aussi que l’objectif est d’utiliser LiViCi comme carte de visite. Pourrait-on transformer d’autres spectacles en format « multiréalité » ? Comment le modèle LiViCi s’appliquerait-il aux concerts de musique, au théâtre, ou à d’autres types d’arts vivants ? Finalement, est-ce que la capture de mouvement pourrait aussi servir à archiver ces performances pour les rediffuser ultérieurement?
Espérons que les prochains spectacles de la série LiViCi nous donneront les réponses à ces questions.