Chromatic Pro: au carrefour de l’art et de l’intelligence artificielle


Chromatic Pro: au carrefour de l’art et de l’intelligence artificielle

Publié le 19 juillet 2023    access_time 5 minutes

Un texte de David Lamarre

Photos de Victor Diaz Lamich

L’intelligence artificielle générative et son impact sur le travail des artistes, tel était le sujet brûlant d’actualité de la plus récente conférence Chromatic Pro, le 6 juillet dernier au Centre PHI.

Pour explorer le thème de la journée, des chercheur.euse.s et artistes de renom avaient été invité.e.s: Adam Basanta, Nicolas Reeves, Marine Theunissen, Erin Gee, Filip Dukanic, Valentine Goddard, Duc Tran, Calvin Maighan.

Question de finir la journée en beauté, Nicolas Grenier s’est livré en entrevue au sujet de Prémonitions: les voix, une œuvre qui allie de façon surprenante les intelligences humaines et artificielles et qui est présentée depuis peu à la Place Ville-Marie, à Montréal.

Retour sur une journée riche en discussions et réflexions.

Questions existentielles sur l’IA et l’art

Les premiers échanges sont venus de Adam Basanta (artiste, compositeur et interprète de musique expérimentale) et Nicolas Reeves (membre fondateur, puis directeur de la recherche et de la création chez Hexagram [2001-2009]).

Ce dernier a résumé en un mot sa pensée sur l’intelligence artificielle: « sidération ». Déjà, « les intelligences artificielles comme Chat GPT ont franchi un seuil » et on est « encore loin du plafond. On peut imaginer un discours indiscernable de la réalité ».

Se projetant dans le futur, il souhaite « un avenir avec l’IA qui nous implique: les savants, les poètes et les fous ».

Adam Basanta perçoit un problème fondamental avec les IA génératives. « La facilité de création questionne la valeur même de l’art », admet-il. Il remarque aussi qu’en ce moment, l’originalité n’est pas un facteur déterminant dans la valeur qu’on accorde aux œuvres. Au contraire, « on apprécie les variations des choses dont la valeur est déjà reconnue ».

Il décrit aussi les IA comme des « miroirs qui réfléchissent une image déformée de nous même ». Face à ce double infidèle, qu’est-ce qui est distinctement humain? Si ce n’est pas la créativité, est-ce que ça pourrait être « l’intention » derrière les créations?

Une multitude de points de vue sur l’IA

S’en est suivi un panel de discussion réunissant Marine Theunissen (doctorante et chargée de cours pour la Faculté des Arts de l’UQAM), Erin Gee (artiste et compositrice), Filip Dukanic (chercheur postdoctoral à l’Université du Québec à Montréal), Valentine Goddard (membre du conseil consultatif sur l’IA du Canada, experte en politique et gouvernance de l’ONU AI).

Cette dernière s’est donné comme mission de « positionner la voix des artistes dans la gouvernance de l’IA ». C’est pourquoi elle a lancé la pétition ART X AI Conversation qui compte plus de 1600 signatures jusqu’à présent.

Valentine Goddard s’inquiète des effets pervers d’une adoption massive de l’intelligence artificielle générative. « Il y a tout un pan de la population qui va souffrir », prévoit-elle. Elle remarque que la plupart des outils IA disponibles aujourd’hui ont d’importants biais de genre et de race. Elle craint qu’en continuant dans la même voie, on ne fasse qu’augmenter les inégalités.

Ce faisant, elle estime qu’il y a « une certaine urgence d’agir ». Du côté légal, « presque toutes les poursuites sont en lien avec la propriété intellectuelle ». Toutefois, ce n’est qu’une partie des problèmes liés à l’IA. On voit maintenant aussi des causes citant des «pratiques commerciales déloyales ». Elle rappelle qu’il y a « des lois qui sont en train de s’écrire et que Google a des centaines d’avocats qui travaillent pour définir ces lois ».

Erin Gee distingue, elle aussi, le point de vue des artistes de celui des grandes entreprises. « Les artistes ne peuvent faire ce que font les industries, dit-elle. Et ce n’est pas notre rôle non plus! »

Elle s’interroge sur la nature d’une intelligence sans sentiment: « Est-ce que tu veux avoir un rapport émotionnel avec l’IA ? ». Une question lourde de sens puisqu’elle est convaincue que la « détection émotionnelle » ne peut être authentiquement réalisée par un algorithme. « Il y a plusieurs études sur le sujet, et plusieurs façons de tricher les résultats de ces études ».

Filip Dukanic considère que « le rapport entre l’IA et le théâtre n’est pas toujours sans ambiguïté. C’est assez sensible ». Il précise plus tard : « Je crois que la technologisation des spectacles nous ramène toujours vers l’aspect visuel. » Ainsi, « en l’absence d’un texte, on se retrouve dans une autre herméneutique ».

Il évoque l’exemple du Sacre du printemps, une création de Romeo Castellucci où une quarantaine de machines se donnent en spectacle dans un ballet futuriste. À ses yeux, cette pièce de théâtre automatisée fait la démonstration que « le théâtre peut exister sans humain sur scène ».

« Mais ça nécessite quand même des spectateurs! », enchaîne Marine Theunissen.

La doctorante perçoit elle aussi des enjeux importants quant à l’emploi de l’IA dans la création. Elle imagine toutefois des façons d’aborder ces enjeux à même les œuvres générées grâce à l’IA. Ceci permet de « comprendre le fonctionnement, de l’intérieur » et de « questionner les biais de l’IA, mais aussi des artistes ». Après tout, « tant qu’on n’est pas dans le faire, on est dans le discours des autres ».

Quand on regarde une image fabriquée par une IA, on peut se demander: « Où sont les choix humains ? » Selon elle, « ils sont occultés, mais bien présents dans le choix des données et [la nature des commandes] ».

Comment être créatif avec l’IA?

Duc Tran et Calvin Maighan ont ensuite pris le micro pour présenter trois grands outils d’IA générative et donner quelques trucs pratiques pour maximiser leurs possibilités.

D’emblée, Duc Tran insiste sur le fait que même si ces outils sont nouveaux, « ça progresse rapidement ». À un point tel que « si vous ne les utilisez pas déjà, vous devriez vraiment vous y mettre ».

Duc Tran et Calvin Maighan ont ensuite expliqué brièvement le fonctionnement de Chat GPT, Midjourney et Stable Diffusion tout en rappelant que, malgré leurs capacités impressionnantes, les logiciels présentés ne peuvent pas tout faire. Duc Tran souligne qu’aucun de ces outils « ne connaissent votre public. Il faut quand même les guider ».

L’épineuse question du droit d’auteur s’est invitée à la conversation par l’entremise d’une question du public. Duc Tran se dit davantage excité par les possibilités de l’IA qu’inquiet par rapport aux considérations éthiques. Il note toutefois que c’est « important de débattre de ces questions ».

Pour Calvin Maighan, le problème ne réside pas dans l’IA en tant que telle, mais plutôt dans les données. Il cite comme exemple le logiciel Firefly d’Adobe qui assure dans sa licence que les droits d’auteurs sont respectés puisque l’algorithme a été entraîné sur un lot d’images appartenant à Adobe. « C’est un débat temporaire qui se réglera assez rapidement », croit-il.

Une entrevue avec Nicolas Grenier

Pour conclure la journée, Marine Theunissen est revenue devant l’audience afin de mener une entrevue avec l’artiste Nicolas Grenier et le directeur technique Martial Geoffre-Rouland à propos de leur œuvre Prémonitions: les voix présentée à la Place Ville-Marie, à Montréal, jusqu’au 16 septembre 2023.

Expliquons d’abord brièvement en quoi consiste Prémonitions: les voix. Dans un décor favorisant la méditation, un visiteur.euse est invité.e à discuter avec un.e interprète muni de lunettes fumées. Les réponses aux questions du participant.e sont soufflées via GPT-4 à même les verres de l’acteur.rice. 

L’interprète a alors le choix de réciter les lignes suggérées par l’IA ou inventer ses échanges. Si bien que, comme le mentionne Nicolas Grenier, « c’est difficile de déterminer ce qui vient de la machine ou si c’est une improvisation ».

À n’en point douter, l’explosion en popularité des IA génératives représente un important changement de paradigme. Selon Nicolas Grenier, « il faut utiliser la méthodologie artistique pour aborder le sujet ».

Pour montrer comment l’art peut offrir un éclairage différent à un tel sujet, il donne comme exemple que « 99.99% [des IA génératives] emploient une interface technologique ». Or, Prémonitions se veut plutôt une « expérience vécue et incarnée, autant pour l’interprète que les spectateurs ». Il ajoute: « c’est tellement fluide qu’on n’a pas l’impression de parler avec une IA. Une opinion que partage Martial Geoffre-Rouland lorsqu’il mentionne: « pour l’avoir essayé, c’est assez troublant parce que les réponses sont cohérentes ».

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