Les pionnières du numérique – La transformation numérique des musées avec Ana-Laura Baz, Musée de la civilisation


Les pionnières du numérique – La transformation numérique des musées avec Ana-Laura Baz, Musée de la civilisation

Publié le 8 mars 2023    access_time 5 minutes

L’industrie de la créativité numérique au Québec est remplie de femmes au parcours remarquable. Dans le cadre de cette série d’entrevues, nous avons choisi de mettre en lumière trois femmes qui représentent la richesse et la variété de notre secteur.

De la transformation numérique des musées à la création du balado pour enfants, ou encore le milieu de la recherche-création en art numérique : un regard sur les perspectives d’évolution professionnelle au féminin dans la culture numérique.

Entrevue menée et rédigée par Philippe Bédard, chercheur et rédacteur, anciennement Xn Québec.

Ana-Laura Baz, Musée de la civilisation

En quelques mots, comment décririez-vous votre rôle actuel ?

Ana-Laura Baz (ALB) : J’ai deux réponses à cette question. Il y aurait une description plus formelle et une description plus sympathique. La description formelle : en ce moment je suis directrice du développement et de l’innovation au Musée de la civilisation (MCQ). Nous portons présentement trois principaux projets. Le plus grand est le déploiement du réseau des Espaces bleus ; un beau grand projet où nous explorons des manières d’aborder le patrimoine, l’identité québécoise et le développement d’un sentiment d’appartenance au Québec. 

Un autre projet est l’ « Incubateur d’innovations muséales » que nous réalisons conjointement avec le Musée national des beaux-arts du Québec. L’objectif de ce dernier est de faire évoluer les pratiques muséales dans différents secteurs. Le dernier projet c’est notre MLab Creaform, qui est un laboratoire d’expérimentation et de création numérique. C’est un espace physique qui est ouvert au musée depuis bientôt cinq ans. Voilà la description officielle de mon rôle et des projets . 

La description plus sympathique de mon rôle est que j’aime faire se rencontrer de nouveaux possibles, de nouvelles idées, dans le domaine de la culture et de la muséologie plus spécifiquement. Par ailleurs, c’est aussi faire en sorte que les publics — jeunes ou moins jeunes — découvrent une expérience culturelle inédite, favorisant le mieux-vivre ensemble.

Quel parcours avez-vous suivi pour arriver à occuper ce rôle ?

ALB :  J’ai un parcours de curiosité, à la base. Je suis curieuse de nouvelles pistes, de nouveaux sujets. C’est souvent le cas en muséologie. Nous sommes tous avides de la nouveauté, de contenus, de connaissances, du savoir et de son partage. Dans mon cas, j’ajouterais aussi un intérêt pour la transformation des organisations. À travers plusieurs réalisations (Museomix, MLab Creaform, l’Incubateur), j’ai toujours eu le souhait de faire évoluer la pratique. Dans le développement de compétences, oui, mais aussi dans les manières de travailler ou d’aborder une thématique.

Plus spécifiquement, j’ai un baccalauréat en physique et un DESS en muséologie. Mon parcours au Musée a commencé en 2000, quand j’ai commencé à y travailler à contrat, avant d’entrer en poste en 2009 comme chargée de projet numérique (j’étais la seule). Par la suite, j’ai évolué vers le poste de coordonnatrice de l’engagement numérique, de cheffe de service, de directrice de l’engagement numérique, et enfin de directrice du développement et de l’innovation. Le service de l’engagement numérique est maintenant porté par Geneviève Soucy. 

Bien que l’on n’appelait pas ça « numérique » à l’époque (il y a eu le Web 2.0, la cybermuséologie, etc.), le Musée de la civilisation a toujours été « techno » depuis sa fondation en 1988. Ce qui a changé avec l’idée d’« engagement numérique », comme nous l’appelons aujourd’hui, c’est que nous adoptons fondamentalement une posture axée sur l’expérience visiteur. La technologie, le web et le numérique viennent nécessairement appuyer et générer ces possibilités, mais l’état d’esprit n’est pas d’utiliser la technologie comme une fin en soi, mais bien comme un générateur d’expériences donnant accès à des savoirs. Autrement dit, cela revient à se demander : « Quelle expérience voulons-nous faire vivre au public ? Quelles sont les possibilités que peuvent amener les technologies ? » C’est ce genre de changement qui m’amène à parler de transformation organisationnelle. Ça ne se fait pas du jour au lendemain. »

Cette transformation, on la remarque bien dans les nombres. Alors qu’en 2009 j’étais la seule chargée de projet numérique (outre les collègues des TI), aujourd’hui on compte huit chargés de projets numériques au Musée. C’est bien parce que nous avons considéré que cette pratique était nécessaire à une bonne façon de développer des projets.

La technologie, le web et le numérique viennent nécessairement appuyer et générer ces possibilités, mais l’état d’esprit n’est pas d’utiliser la technologie comme une fin en soi, mais bien comme un générateur d’expériences donnant accès à des savoirs

Quels sont les projets dont vous êtes la plus fière ?

ALB : La démarche que j’ai menée au Musée — pas seule bien entendu — est entreprise depuis plusieurs années, mais notre laboratoire MLab Creaform a accéléré la chose. La création d’un service et d’une direction a accéléré cette transformation, mais c’est un processus qui prend du temps. Le laboratoire a été créé il y a cinq ans. Nous commençons maintenant à en recueillir les fruits.

En 2019, nous avons aussi lancé le MCQmix, un projet qui avait pour but de favoriser les maillages entre les gens à l’interne autour du numérique. Tout simplement, nous avions lancé la question auprès de collègues pour des idées innovantes qui utiliseraient le numérique pour régler des problèmes au sein du Musée ou encore pour des pistes inspirantes à explorer. Sur 220 employés à l’époque, nous avons retenu neuf idées que nous avons prototypées pendant cinq jours. L’un de ces projets utilisait une technologie qui s’appelle Medialon, un outil que nous avons déjà déployé dans l’exposition « Maya », en 2021, et que nous allons bientôt intégrer différemment dans l’exposition « Hip Hop ». Il s’agit d’une technologie qui nous permet de rendre les expositions interactives et de donner au public la capacité de déclencher des contenus à l’aide d’une application Web. Bien sûr, ces interactions viennent à des moments bien précis qui sont au service de l’expérience, du contenu à découvrir. Le prototypages dérisquent l’intégration de la technologie et nous amènent à explorer d’autres approches.

Un autre projet que nous avions testé dans le cadre du MCQmix visait à compter le nombre d’entrées dans des salles d’exposition. Au moment de l’évaluation des projets à la suite des tests en décembre 2019, nous avions jugé que le projet n’avait pas un impact très important sur l’expérience visiteur, qui était un critère clé pour nous. Or, pendant la pandémie, quand les musées ont enfin pu rouvrir avec un contrôle du nombre de gens en salle, nous avons été en mesure de déployer le système en un mois. Nous n’aurions pas pu le faire si vite et si simplement si nous ne nous étions pas laissé le temps de tester le projet au préalable.

Une autre retombée du MCQmix est simplement le fait de générer un sentiment d’adhésion auprès des employés qui sentent qu’on les écoute et qu’on leur donne la place d’expérimenter. Cela fait partie de notre culture institutionnelle, une culture apprenante.

Vous m’avez aussi parlé du projet Museomix. Pouvez-vous m’en dire plus à ce sujet ?

ALB : Museomix, c’est un projet qui vise à explorer le numérique dans une perspective où on ouvre le musée aux citoyens. Pas seulement comme visiteurs, mais comme cocréateurs. C’est un mouvement français qui a été inventé par 6 personnes fabuleuses en 2011. L’événement s’inspire des hackathons. L’objectif est de rassembler un certain nombre de personnes de la société civile, de leur ouvrir les portes du musée pendant trois jours et de les inviter à créer un prototype numérique fonctionnel. C’est une rencontre entre toutes sortes de gens qui souhaitent venir s’amuser sur le terrain de jeu du musée. Bénévolement et avec la collaboration de l’équipe du musée, ces gens pouvaient créer un projet à partir d’une installation, d’une expérience ou d’une technologie quelconque, et ce, arrimés avec les expositions en cours.

L’objectif d’une démarche comme celle-ci ce n’est pas le produit, mais bien l’état d’esprit qui émerge de la rencontre de gens improbables. J’ai vécu l’expérience Museomix à Lyon en 2012 et déjà en 2013 nous avons accueilli la première édition hors France. Même si nous travaillons avec des OBNL, des institutions de recherche ou des studios créatifs depuis déjà 1988, l’expérience Museomix amenait une autre perspective sur la chose qui nous a inspirés. Nous avons voulu en pérenniser l’état d’esprit et l’approche au sein de l’institution.

C’est ce qui nous a poussés à créer le MLab Creaform. C’est une de mes plus belles satisfactions personnelles. Je dis personnelle, mais bien sûr je ne l’ai pas fait seule  : je salue en particulier l’ingéniosité et la créativité de Nadine Davignon, chargée de projet éducatif, ainsi que les guides-animateurs et guides-animatrices avec qui nous avons inventé le laboratoire. D’ailleurs, c’est quelque chose que j’apprécie du musée : l’organisation permet, soutient et encourage le développement professionnel de ses employé.e.s. Cela fait partie de nos valeurs.

Museomix, c’est un projet qui vise à explorer le numérique dans une perspective où on ouvre le musée aux citoyens. Pas seulement comme visiteurs, mais comme cocréateurs

J’ai parfois l’impression que l’on connaît mal ce qui se passe dans les musées. Comment les technologies numériques s’inscrivent-elles dans le travail que vous faites ?

ALB : Les musées au Québec et dans le monde ont emboîté le pas aux expériences numériques, chacun à la hauteur de ses moyens. Bien entendu, il y a différents types de musées aussi. Certaines expositions se prêtent moins aux expériences numériques, mais d’autres se sont vite ouvertes à une diversité de types de visite et de types d’expériences. 

Le MCQ est un musée de société. Nous nous intéressons à toutes sortes de réalités, de thématiques, de considérations qui touchent notre société, soit au Québec ou dans le monde, soit aujourd’hui ou dans le passé. D’une thématique à l’autre, notre approche demeure interdisciplinaire. Une exposition à caractère scientifique ou historique peut tout de même inclure une dimension plutôt artistique. Selon nos besoins, nous allons chercher des artistes dont le travail s’aligne avec les visées de l’exposition. 

Inversement, le musée joue aussi un rôle dans l’introduction aux technologies numériques pour les publics (jeunes et moins jeunes). Nous avons fait beaucoup de chemin à ce sujet dans les dernières années. Entre autres, c’était le premier objectif de notre laboratoire : favoriser l’appropriation des cultures et des technologies numériques. Autrement dit, la littératie numérique. En tant que musée de société, nous souhaitions offrir aux gens la possibilité de se familiariser avec ces phénomènes. Dans le cadre d’autres projets, c’est plutôt une perspective de citoyenneté numérique qui nous intéresse : usages, bonnes pratiques, sécurité des données, confidentialité, respect, diversité, et ainsi de suite. Toute cette réflexion fait partie du rôle d’information et d’éducation que joue le Musée. 

Quels genres de perspectives d’emploi s’offrent dans un musée comme le vôtre ? Surtout, que diriez-vous à des jeunes de communautés sous-représentées ou marginalisées qui ne connaissent pas encore ces emplois.

ALB :  Les musées, tout comme le secteur de la culture en général sont des lieux où il y a une place pour tous les profils. Il y a un vrai mouvement dans les dernières années pour ouvrir la porte, mais pas seulement si quelqu’un s’y présente ; de faire le premier pas et d’aller vers des communautés qui vivent des réalités différentes de la majorité. C’est un mouvement que nous avons observé au Musée de la civilisation et les perspectives d’emploi sont nombreuses pour les personnes intéressées par le numérique, les TI et les technologies  : chargé.e de projet numérique, analyste de l’informatique, technicien.ne en informatique, numérisation des collections, technicien.ne en audiovisuel, etc.

En ce qui concerne des approches inclusives, la direction de la Programmation a mené des projets avec des personnes en situation d’itinérance, des personnes immigrantes, des Premiers peuples d’ici et d’ailleurs, ou encore sur les questions de genre, dans une nouvelle exposition qui est présentée jusqu’au 14 avril 2024 (Unique en son genre).

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