Les pionnières du numérique – Le monde du balado jeunesse avec Prune Lieutier, La puce à l’oreille
Publié le 17 mars 2023 access_time 5 minutesL’industrie de la créativité numérique au Québec est remplie de femmes au parcours remarquable. Dans le cadre de cette série d’entrevues, nous avons choisi de mettre en lumière trois femmes qui représentent la richesse et la variété de notre secteur.
De la transformation numérique des musées à la création du balado pour enfants, ou encore le milieu de la recherche-création en art numérique : un regard sur les perspectives d’évolution professionnelle au féminin dans la culture numérique.
Entrevue menée et rédigée par Philippe Bédard, chercheur et rédacteur, anciennement Xn Québec.
En quelques mots, comment décririez-vous votre rôle actuel ?
Prune Lieutier (PL) : Je dirais qu’en quelques mots je me définirais à la fois comme une productrice d’expérience numérique jeunesse et comme chercheuse en numérique jeunesse. Je m’intéresse essentiellement aux jeunes publics et au numérique dans différents aspects que cela peut couvrir.
Quel parcours avez-vous suivi pour arriver à travailler dans ce milieu?
PL : Je ne viens pas du tout du numérique. À la base, je viens du droit. Je suis juriste. Au départ, je travaillais beaucoup pour des organisations internationales, notamment pour l’UNESCO, ce qui m’a amené à m’intéresser beaucoup aux enjeux de coopération internationale, de propriété intellectuelle dans le milieu de la culture. À l’UNESCO, j’ai travaillé au département de protection des biens culturels en cas de conflit armé, au siège à Paris. C’était extrêmement intéressant, mais c’était aussi une énorme machine, alors que j’avais envie de travailler de plus près avec les artistes sur le terrain.
J’ai donc décidé de venir à Montréal et commencer un DESS en gestion des organismes culturels. En parallèle, j’ai commencé à travailler dans des festivals de musique électronique et d’arts médiatiques. Autrement dit, en quelques mois je suis passée de la protection des biens culturels en cas de conflit armé à travailler avec les gens de Piknic Électronik et MUTEK. Ça m’a amené à découvrir beaucoup de choses sur les arts médiatiques et numériques. Comment est-ce qu’on crée avec les nouvelles technologies ? Comment est-ce qu’on développe des projets de création artistique aujourd’hui ? Finalement, j’ai décidé de reprendre des études doctorales et de mêler cette découverte des arts médiatiques à une passion qui m’habite depuis très longtemps, soit la littérature jeunesse.
Ma pratique actuelle est liée à mon parcours de recherche. C’est à travers mes études que j’ai commencé à travailler avec des maisons d’édition jeunesse qui voulaient développer des projets numériques et en particulier avec la formidable maison d’édition Fonfon. C’est ainsi que nous avons développé un projet qui s’appelle La boîte à pitons (avec Véronique Fontaine, directrice générale de Fonfon, et Christian Lebel, associé et directeur technologique du studio Akufen) une boîte qui développait des produits numériques pour enfants; Une belle aventure qui a duré trois ans!
Par la suite, j’ai voulu explorer un sujet qui me touchait particulièrement, soit la santé mentale. Je ne trouvais rien à ce sujet qui aurait été fait spécifiquement pour des enfants. Je me suis donc interrogée sur la meilleure manière de combler ce besoin-là. C’est ce qui m’a amené au format du balado jeunesse. En fouillant un peu, je me suis rendu compte qu’à l’époque il n’existait pas grand-chose en termes de balado jeunesse francophone. Il y avait plusieurs contenus (pour ne pas dire « beaucoup de choses ») aux États-Unis et au Canada anglophone, mais en francophonie, que ce soit en Europe ou ici, l’offre était très pauvre. C’est ce qui nous a poussés, Albéric Filhol, Marie-Laure Saidani et moi-même à lancer le projet de La Puce à l’oreille en 2017 sous la forme d’un collectif, puis comme OBNL en 2018.
Quels sont les projets dont vous êtes la plus fière ?
PL : Je dirais que c’est La puce à l’oreille dans son ensemble. C’est le fait d’être fière de l’ensemble des projets qui sortent du studio, et ce, alors que c’était à l’origine un projet personnel qui n’avait pas forcément la vocation de devenir une carrière. La puce à l’oreille est le seul studio de balado au Québec spécialisé en contenu jeunesse (et en francophonie, nous sommes deux ou trois à le faire). La particularité de notre studio c’est que nous ne faisons pas que de la production. Nos activités se déclinent en trois volets parallèles.
Dans un premier temps, nous faisons des commandes sur mesure pour contribuer à la mission de nos clients (maison d’édition, musée, fondation, etc.). Par exemple, un musée qui voudrait utiliser le balado comme un outil de médiation supplémentaire, ou encore une maison d’édition qui voudrait l’utiliser comme outil de promotion d’un album jeunesse. Or, comme nous travaillons dans le secteur jeunesse, nous ne pouvons pas faire de publicité aux publics de moins de 13 ans, ce que je ne voudrais pas faire de toute façon d’un point de vue éthique.
Nous présentons les contenus plutôt comme des compléments d’information, comme du contenu documentaire qui vient appuyer une fiction, ou encore comme un divertissement supplémentaire. Par exemple, nous avons fait des séries de divertissement avec Télé-Québec qui n’ont pas nécessairement d’ambition pédagogique. Tout cela représente le plus gros du travail que nous faisons à La puce à l’oreille.
Le fait de contribuer à un écosystème de création autour du monde, de fournir des contenus pertinents et amusants aux jeunes publics, et de contribuer à développer des contenus francophones riches et distinctifs, pour moi c’est une grande fierté.
Qu’est-ce qui différencie le travail que vous faites de ce qui se fait dans le reste de l’industrie ?
PL : Ce qui nous distingue d’autres studios de production au Québec, c’est que nous faisons beaucoup de médiation. C’est-à-dire que nous travaillons aussi beaucoup avec les enfants, que ce soit en école, en bibliothèque, en festival, etc. D’une part, nous faisons découvrir le médium du balado : Comment ça marche un balado ? Quels sont les différents genres du balado ? Comment est-ce qu’on reconnaît un balado d’information ou d’opinion ? Autrement dit, c’est un travail d’éducation aux médias.
D’autre part, ce travail de médiation implique aussi de montrer comment on fait du balado. Nous travaillons donc avec les jeunes et leurs enseignant.e.s pour leur apprendre à écrire un balado, à s’enregistrer et ainsi de suite. Nous leur apprenons aussi à penser l’« écriture sonore » : Comment créer une ambiance musicale ? Quel genre d’effets sonores ? Quel que soit leur âge, cela leur permet de développer plusieurs compétences, tant au niveau de l’écriture et de la recherche informationnelle que leur capacité à travailler l’oral. Pour les enseignant.e.s, le balado constitue un super outil. Les étudiant.e.s peuvent s’enregistrer, s’écouter et se corriger, ce qui donne souvent un meilleur résultat que l’exposé oral traditionnel.
Surtout, travailler l’écriture sonore permet de réfléchir à ce que le son crée en termes de sens : une musique triste ou joyeuse sur un même texte change complètement le sens. Nous leur demandons aussi de penser à l’abstraction du son. Par exemple, quels sont les bruits de l’école ? Et les bruits de l’amitié ? La meilleure réponse que j’ai reçue à cette question était un petit garçon qui m’a répondu que le son de l’amitié, c’était le son de deux manteaux d’hiver qui se frottent.
Vous disiez plus tôt qu’il n’y avait pas beaucoup de balados jeunesse en français. Pouvez-vous m’en dire plus à ce sujet ?
La particularité du balado jeunesse c’est qu’il s’agit d’une niche dans une niche. En nous concentrant sur le marché francophone, nous travaillons dans une niche encore plus petite (un troisième niveau de niche). Par contre, nous croyons fortement qu’il y a beaucoup de potentiel. Nous avons reçu une créatrice belge en résidence l’an dernier et nous accueillerons cet été une équipe marocaine. Nous aimerions également travailler avec la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion. Nous allons aussi en Louisiane prochainement pour des ateliers de création.
Le balado, c’est à la fois très divertissant et aussi très pédagogique.
Pour revenir au côté jeunesse, le balado est un super bon outil pour occuper ses enfants, mais les occuper de manière autonome et pas trop idiote, et ce, même si l’enfant ne sait pas lire. Une étude sur les balados jeunesse américains qui pourrait bien s’adapter pour notre contexte disait que 72 % des gamins qui écoutent un balado ont envie de le réécouter plusieurs fois. 74 % vont faire de la recherche sur le sujet du balado. Autrement dit, ça développe une petite étincelle de curiosité.
D’un autre côté, dans un milieu scolaire, nous pensons aussi que le balado peut être un super outil à la fois d’apprentissage et puis de création. Nous commençons aussi à faire de plus en plus d’ateliers en francisation et nous découvrons que le balado est une bonne option pour apprendre une langue. C’est une manière ludique de développer sa pratique de la langue, son vocabulaire, son oralité. Le balado, c’est à la fois très divertissant et aussi très pédagogique.
Quelles perspectives d’emploi le monde du balado jeunesse offre-t-il aux nouvelles générations ?
PL : Je dirais que ce qui est intéressant avec les métiers du balado, c’est que ce sont des métiers qui ne sont pas limités à ce milieu : réalisation sonore, montage, production. Ce sont tous des métiers qui peuvent servir à différentes industries de la production médiatique. Par ailleurs, il y a une pénurie de main-d’œuvre. Pour des jeunes qui s’intéressent à la création sonore, je suis confiante qu’il n’y aura pas de difficulté à se trouver un travail.
Je crois très fort à la production jeunesse médiatique en général, et ce, même au-delà du numérique. Par exemple, il se passe des choses magnifiques dans le monde de l’édition jeunesse. Je crois que le Québec est très bien positionné à ce niveau, tant au sein de la francophonie qu’à l’échelle mondiale : la production de livres, de séries télé et de films d’animation est très riche au Québec. Quand on considère la taille de la population, c’est impressionnant. D’ailleurs je trouve très noble de travailler en contenus jeunesse. Nous nous adressons à de jeunes citoyen.e.s après tout.
Il faut aussi souligner que la création jeunesse n’est pas le parent pauvre de la création numérique ou médiatique. C’est un métier avec de véritables expertises : Comment s’adresser aux jeunes ? Quel message veut-on leur faire passer ? Comment transmettre des informations d’actualité sans les traumatiser ?
Ce sont des balises nouvelles qui nous poussent à penser comment nous adapter pour relever de nouveaux défis. Ce que j’adore avec l’industrie du balado — voire du contenu en général — c’est qu’elle laisse une place énorme à la créativité, quel que soit le rôle qu’on occupe dans l’équipe. Au-delà des rôles proprement créatifs (conception, réalisation, etc.), même les rôles de production doivent faire preuve de créativité, que ce soit dans la manière d’utiliser son budget, gérer les échéanciers, tout cela pour livrer le produit le plus pertinent et amusant possible.