Les pionnières du numérique – Recherche et création dans le secteur des arts numériques avec Lynn Hughes, Université Concordia
Publié le 30 mars 2023 access_time 5 minutesL’industrie de la créativité numérique au Québec est remplie de femmes au parcours remarquable. Dans le cadre de cette série d’entrevues, nous avons choisi de mettre en lumière trois femmes qui représentent la richesse et la variété de notre secteur.
De la transformation numérique des musées à la création du balado pour enfants, ou encore le milieu de la recherche-création en art numérique : un regard sur les perspectives d’évolution professionnelle au féminin dans la culture numérique.
Entrevue menée et rédigée par Philippe Bédard, chercheur et rédacteur, anciennement Xn Québec.
En quelques mots, comment décririez-vous votre rôle actuel ?
Lynn Hughes (LH) : En ce moment, je suis professeure émérite. Je reste très impliquée, malgré le fait que j’ai décidé de « prendre ma retraite ». Je me concentre surtout sur les étudiant.e.s de doctorat et de maîtrise que je supervise. Je travaille aussi sur de nouvelles subventions de recherche, dont un projet en ce moment avec une équipe de recherche à l’université et à l’extérieur. Finalement, j’ai toujours fait du commissariat en parallèle. Récemment, j’arrive à en faire un peu plus.
Quel parcours avez-vous suivi pour en arriver où vous êtes aujourd’hui ?
LH : En fait, j’ai un parcours très mixte. J’ai commencé en littérature, suivi d’un deuxième baccalauréat en arts ; céramiques, plus spécifiquement. J’ai ensuite acquis une notoriété en tant que peintre (bien que j’aie été autodidacte)… Cela m’a amené à un poste de professeure en peinture, ce que j’ai fait pendant à peu près 15 ans.
Après un certain moment, j’ai voulu faire autre chose. C’est ce qui m’a poussée à entreprendre une maîtrise en histoire et philosophie des sciences et technologies, avec une concentration en histoire des mathématiques. C’était un intérêt que j’avais depuis déjà longtemps. Pour moi, il s’agissait de situer ce que je faisais dans le domaine des arts, dans le contexte global de la culture dont je fais partie, c’est-à-dire la culture scientifique occidentale. C’était aussi pour moi une tentative de trouver un public plus large que la niche de la peinture contemporaine ; vers la culture en général.
Je reconnaissais que les ordinateurs et le numérique allaient dominer la culture dans les années à venir.
Je suis donc allée consciemment vers une pratique qui impliquait de comprendre et d’utiliser la technologie actuelle. C’était un peu avant 2000. Cela a commencé avec la photo numérique pour aller, éventuellement, vers l’interactif. Il s’agissait d’œuvres d’art qui utilisaient des sons, des images, et de l’interactivité. Dès le départ, j’utilisais aussi des interfaces alternatives que je construisais sur mesure. L’une des premières pièces que j’ai exposées utilisait une interface de biofeedback que j’ai conçue sur mesure pour cette pièce.
Je reconnaissais que les ordinateurs et le numérique allaient dominer la culture dans les années à venir. Pas seulement du côté artistique, mais bien dans la culture en général. En tant qu’artiste, je souhaitais comprendre ce qui se passait et m’impliquer. Je voulais contribuer à ce qui se passait, notamment au niveau critique.
Quand vous êtes passée de la peinture aux arts numériques et interactifs, est-ce qu’il vous a fallu collaborer avec des gens de l’industrie ?
LH : Je collaborais parfois avec d’autres artistes, surtout quand c’était nécessaire, c’est-à-dire surtout au commencement. Cela dit, la collaboration est devenue l’un des piliers de ma pratique. C’est primordial pour moi à plusieurs niveaux.
Par exemple, quand j’ai écrit la demande de subvention pour Hexagram en 2000, il fallait se projeter et concevoir ce qui allait se passer dans les dix prochaines années dans la culture numérique au sens large. Ce qui était le plus important pour moi dans ce processus était de faire sortir les artistes et les professeurs de leur bureau pour aller à la rencontre les uns des autres, ce qui n’était pas commun à l’époque. Lors des premières réunions, on rencontrait parfois pour la première fois certain.e.s de nos collègues.
Pour moi, la collaboration a toujours été très importante. De plus en plus, j’essaie aussi de faire en sorte que cela ne reste pas entre des domaines très connexes (art, communications, etc.), mais plutôt d’élargir autant que possible. L’un des plus gros avantages de l’université pour les artistes est justement d’avoir accès à des gens qui travaillent dans d’autres domaines (biologie, sociologie, etc.). Avant de travailler avec mon collaborateur actuel, le sociologue Bart Simon, je suis allée chercher le professeur et artiste numérique, Jean Dubois à l’école des arts visuels et médiatiques de l’UQAM, parce que je voulais collaborer avec une autre institution. Plus spécifiquement, je voulais travailler avec une institution francophone.
Ce qui était le plus important pour moi dans ce processus était de faire sortir les artistes et les professeurs de leur bureau pour aller à la rencontre les uns des autres, ce qui n’était pas commun à l’époque.
Parmi tous vos accomplissements, desquels diriez-vous que vous êtes la plus fière ?
LH : Si on me demandait de choisir une chose que j’ai accomplie, c’est de me sentir à l’aise en français. Quand je suis arrivée ici, je ne parlais pratiquement pas le français. Le fait de travailler avec des gens en français est très important pour moi.
Sinon, il n’y a pas un projet en particulier. C’est plutôt le fait d’avoir pu graduellement élargir le milieu vers une interdisciplinarité, voire une interconnectivité. Avec Hexagram, nous étions originalement très concentrés dans le contexte des arts et du design. Maintenant, avec l’Institut Milieu, nous nous sommes ouverts à tous les secteurs.
Nous avons réussi à sortir des départements et même des facultés pour créer un institut qui appartient à toute la communauté. Cela nous permet d’éviter le genre de jalousie qui peut arriver quand des ressources appartiennent à un département donné, ce qui n’est pas propice à l’interdisciplinarité. Le mandat de Milieu est d’être ouvert à tout.e.s.
Est-ce que cette volonté de collaboration dépasse les murs de l’université ?
LH : J’ai toujours été très intéressée à travailler à l’extérieur de l’université, mais je n’ai pas toujours eu beaucoup de temps pour le faire, surtout en raison des projets toujours plus grands auxquels j’ai participé, qui prennent tous plus de temps les uns que les autres. Ma première expérience de ce genre de collaboration était avec Hexagram. Quand nous avons obtenu le financement d’approximativement 22 M$, c’était la première fois que ce programme de subvention pour les innovations en sciences et ingénierie avait été attribué à un projet axé sur le contenu dans le domaine des arts.
Originalement, c’était un financement orienté pour les infrastructures. Pour débloquer des montants pour financer la recherche, il a fallu travailler très fort pour aller chercher un soutien supplémentaire de la part de ce qui s’appelle maintenant le MEI. Nous avons eu l’aide de Louise Poissant (maintenant directrice scientifique du FRQSC) et d’Alban Asselin, grâce à qui nous avons monté une structure parallèle dont le but était précisément de travailler avec l’industrie. C’était compliqué, mais en tant qu’artiste ça m’a énormément appris. Il a fallu penser aux NDA, aux structures légales, et ainsi de suite. Nous avons appris toutes sortes de choses par rapport à la différence entre les deux cultures.
Encore aujourd’hui, avec le centre de recherche TAG (Technoculture, Art and Games), l’un de nos buts était d’inclure, autant que possible, des rapports avec les studios indépendants.
Pouvez-vous me dire quelques mots sur vos autres projets en dehors de l’université ?
LH : Je passe beaucoup de temps à penser aux différences entre les industries créatives et l’art. Par exemple, dans le cadre de la conférence ISEA, je monte une mini expo et une soirée de discussion sur la question des rapports entre le jeu et l’art. Elle sera présentée en mai à Paris au centre culturel canadien.
Je collabore aussi à GénieLab, une petite compagnie qui crée des trousses pédagogiques pour apprendre les bases du design, de l’art et de la technologie. Plus récemment, j’ai écrit avec Jean-François Primeau un petit livre sur l’IA pour les jeunes de 13 à 17 ans. Il s’appelle Créer avec l’IA : Guide pour les créateurs.rices émergent.es. Par contre, c’était avant l’arrivée des modèles de diffusion dans l’apprentissage machine comme Stable Diffusion et ChatGPT, alors certains textes doivent déjà être mis à jour.
Le but du livre est d’introduire les jeunes aux outils basés sur l’IA et de les amener à les explorer. Il y a bien sûr des explications du fonctionnement de ces outils, ainsi qu’une partie sur les enjeux éthiques, le tout dans un format condensé pour les enseignant.e.s qui vont l’utiliser en classe. Il y a aussi une section sur des artistes qui utilisent IA dans laquelle nous avons choisi des artistes québécois.e.s et canadien.ne.s varié.e.s : des femmes, des personnes gaies et non-binaires, des individus racisés, des gens qui œuvrent dans différentes pratiques artistiques.
Comment percevez-vous l’évolution des cohortes d’étudiant.e.s dans des programmes numériques ou techniques ? Est-ce que la question de la place des femmes dans ces domaines se pose encore ?
LH : Je trouve que l’enjeu du nombre de femmes dans des domaines comme le génie informatique persiste encore. Ça s’améliore, notamment dans d’autres types de génie, mais ça reste un problème dans notre domaine.
Par contre, je trouve que la situation plus générale s’améliore, surtout à l’université, puisqu’on met beaucoup d’emphase sur cet enjeu. Nous voyons plus de femmes et de personnes autochtones dans le milieu parce que nous faisons beaucoup d’efforts en ce sens.
C’est très important pour moi de continuer à améliorer la situation des groupes marginalisés, parce que les choses changent encore trop lentement.