Un Grand Prix NUMIX, ça change pas le monde. Sauf que…


Un Grand Prix NUMIX, ça change pas le monde. Sauf que…

Publié le 8 juillet 2024    access_time 5 minutes

Le 29 mai dernier, nous célébrions au Studio-Cabaret de l’Espace St-Denis, à Montréal, les lauréat.e.s des 15e PRIX NUMIX, qui soulignent chaque année l’excellence en créativité numérique au Québec.

Parmi les récipiendaires, des producteur.trice.s en arts numérique, en balados, en installations interactives, en numérique jeunesse, en websérie et de nombreux autres segments de l’industrie, mais aussi en jeu vidéo indépendant. Et c’est le gagnant dans cette catégorie, le studio Lowbirth Games (basé à Montréal), qui s’est vu également remettre le Grand Prix 2024 pour son sublime jeu narratif This Bed We Made.

Nous avons rencontré Chloé Lussier, co-fondatrice et PDG, pour découvrir sa vision de l’avenir de ce jeune studio indépendant, mais aussi, plus largement, des enjeux importants pour l’industrie.

Comment décririez-vous votre vision pour Lowbirth Games?

Lowbirth Games est un jeune studio indépendant que j’ai cofondé en 2019 avec ma sœur Raphaëlle et mon cousin Olivier. Une affaire de famille, donc, qui s’est agrandie avec une famille de cœur dédiée à la création de notre premier jeu, This Bed We Made, lancé en avril 2023, après quatre années de travail.

This Bed We Made est un jeu narratif proposant une vaste enquête située au cœur des années 50. On y incarne une femme de chambre d’hôtel qui, à travers son exploration des effets personnels de différents personnages, va découvrir de nombreux secrets. Ce choix narratif s’ancrait dans nos goûts personnels de joueur.se.s, restés souvent sur leur faim. En effet, si l’enquête et le mystère sont des genres très populaires au cinéma ou en balado, ils restent cantonnés à une niche dans le domaine des jeux vidéo. Un phénomène étrange, d’autant plus qu’il s’agit de genres narratifs se prêtant particulièrement bien à une proposition interactive! Plus particulièrement, nous adorons les jeux qui invitent à fouiller, chercher et finalement assouvir sa curiosité sur les différents personnages présentés, dont la vie et les secrets sont souvent bien plus complexes qu’il n’y paraît. Ce sont ce type de productions que nous souhaitons poursuivre avec Lowbirth Games, sans pour autant nous interdire d’explorer d’autres histoires. Mais sans vouloir trop en révéler, je peux d’ores et déjà vous dire que le second jeu sur lequel nous travaillons s’inscrit dans cette même lignée.

Votre vision artistique est également marquée par un fort engagement dans la défense des représentations…

Oui, et cela caractérise là aussi une orientation importante de notre jeune studio, nous sommes porté.e.s par une volonté forte de raconter des histoires qui défendent des valeurs. Nous souhaitons donner à voir et à entendre des personnages souvent peu représentés dans le médium vidéoludique, mais qui ont pourtant des histoires extrêmement riches à raconter et à partager. Dans This Bed We Made, c’est ainsi par l’intermédiaire d’une personne marginalisée que l’on évolue au cœur du jeu. L’intégration de personnages dans une dynamique plus intersectionnelle, faisant la part belle aux communautés marginalisées et souvent invisibilisées, est aussi l’occasion d’interroger les manières dont elles sont amenées à interagir avec et être discriminées par les forces institutionnelles (police, par exemple) et sociétales. Dans notre jeu, l’approche de la police n’est pas neutre et peut évoluer en fonction de son interlocuteur.trice. Nous sommes convaincu.e.s que le médium vidéoludique a le pouvoir de passer des messages et de faire œuvre de sensibilisation, sans pour autant négliger le divertissement et le plaisir de l’expérience.

L’industrie du jeu vidéo au Québec a connu beaucoup de tumulte ces dernières années. Comment vous positionnez-vous comme studio indépendant dans un secteur qui semble fragilisé?

C’est sûr, il s’agit d’un moment qui peut être insécurisant, aussi bien pour les gros joueurs que pour les petits. Cependant, en tant que studio indépendant, nous disposons d’une plus grande souplesse de mouvement : nos équipes sont plus restreintes, nos dépenses plus limitées et nos risques financiers moins importants. Nous sommes très vigilants et prudents dans notre planification et pour le moment, nous tenons la barre! Les risques financiers moindres diminuent aussi la dépendance des plus petits studios aux franchises, qui sont des «valeurs sûres», mais qui peuvent se substituer à la possibilité de raconter de nouvelles histoires et d’explorer des genres inédits.

De plus, j’ai le sentiment que les joueur.euse.s s’intéressent de plus en plus aux productions indépendantes, qui sont par ailleurs de plus en plus haute qualité avec la démocratisation des moyens de production et de l’accès aux technologies nouvelles. En ce qui a trait à la mise en valeur des voix sous-représentées, c’est ici précisément l’occasion de raconter les histoires que l’on souhaite, avec des personnages anciennement invisibilisés.

La possibilité nouvelle de ne plus passer par les systèmes de distribution classique via des grands éditeurs a également beaucoup aidé le secteur des indépendants. Cette liberté d’accès aux audiences nous donne moins de contraintes, un plus grand contrôle créatif, mais aussi la possibilité d’échanger directement avec les joueur.euse.s. Avec This Bed We Made, nous avons appris beaucoup, à la fois sur les enjeux de la production mais aussi de la mise en marché!

As-tu le sentiment que le Québec est bien positionné au regard du reste du Canada ou de l’international?

Oui, vraiment! Les crédits d’impôt ont diminué, ce qui a été difficile pour l’industrie, mais globalement les entrepreuneur.euse.s indépendant.e.s disposent de nombreuses ressources. De plus, et c’est quelque chose qui me réjouit toujours, les studios indépendants en jeu vidéo forment une industrie très soudée au Québec. Nous sommes en contact quasi constant avec les autres studios de l’écosystème! Un lien fort utile si nous rencontrons une difficulté, d’ordre technologique ou stratégique. Je ressens peu d’esprit de compétition : un succès québécois fera la fierté de tous.tes, voire ouvrira des portes pour d’autres jeux!

Vous êtes l’une des rares femmes dirigeant un studio de jeu vidéo au Québec. Avez-vous le sentiment que l’industrie évolue sur la question de la place des femmes dans les postes techniques, créatifs et stratégiques à responsabilité?

La question de l’avancée des femmes dans les postes à responsabilité en jeu vidéo avance (trop) lentement! S’il y a de plus en plus de femmes, elles sont encore trop peu nombreuses et j’ai le sentiment que cela va prendre encore un certain temps avant de pouvoir dépasser cette réalité.

Cependant, je vois quand même de nombreux changements depuis que j’ai commencé ma carrière comme développeuse. En premier lieu, il me semble que la perception du jeu vidéo évolue. Il y a encore peu de temps, dans l’imaginaire collectif, le jeu vidéo était destiné aux hommes. Les joueuses étaient d’ailleurs (et le sont encore beaucoup!) stigmatisées et peu valorisées dans cet intérêt-là. On demande encore souvent à une femme joueuse d’être une experte absolue du domaine, quelque chose que l’on ne demande pas à un homme. Cependant, cette perception commence à changer. Les joueuses s’expriment plus ouvertement, les représentations se diversifient dans les jeux (invitant du même coup un public plus diversifié lui-même!) et plusieurs programmes œuvrent à démocratiser les professions numériques auprès des jeunes femmes. Sans compter la pandémie qui a amené un plus large public à se divertir par le biais du vidéoludique.

Il faut aussi noter que les nombreuses et nécessaires prises de paroles qui ont émaillé l’année 2019, révélant des agressions et inconduites sexuelles ainsi qu’une culture toxique et sexiste au sein de l’industrie a permis de faire émerger une conversation importante sur le respect des femmes dans ce milieu, à la fois les professionnelles et les joueuses. Il reste beaucoup de travail à faire, bien sûr!

Pour terminer, une réaction sur l’obtention de votre Grand Prix NUMIX?

Ça a été un cadeau fantastique et très inattendu! Bien sûr, c’est une superbe reconnaissance du milieu dont je peux déjà voir l’impact dans les conversations que cela a pu générer autour de nous et les retours que nous avons pu avoir. Mais pour moi, la plus grande joie a été de voir le sentiment de grande fierté que cela a pu procurer à mon équipe. Mon équipe est exceptionnelle et s’est fortement impliquée dans ce projet. Nous avons une politique de travail de 4 jours par semaine et nous nous interdisons les heures supplémentaires, mais cela n’empêche pas l’énergie, l’amour, l’intelligence et la sensibilité que nos collaborateur.trices ont investis. Porter ensemble ce projet et le voir ainsi récompensé est la plus belle des victoires!

Auteur.rice

Avatar photo   Prune Lieutier

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