Créativité numérique: les métiers de demain
Publié le 13 novembre 2024 access_time 5 minutesQuelles seront les nouvelles professions que nous serons amené.e.s à voir apparaître dans les prochaines années, voire les prochaines décennies? Comment se réinventeront les relations de travail, comment se réorganiseront les entreprises et les institutions? Comment nos professions vont-elles se modifier, évoluer? Quelles seront les expertises qui auront à se développer, voire à s’inventer? Alors que de nombreux.ses acteur.trice.s des secteurs des industries culturelles et médiatiques se demandent actuellement quels vont être pour leurs métiers les impacts de technologies innovantes telles que l’intelligence artificielle, il nous a semblé important de prendre un temps de recul avec Catherine Mathys, spécialiste en prospective et associée au sein de la Société des demains.
Ces derniers mois, plusieurs professionnel.le.s et organismes de représentation ont exprimé des inquiétudes quant aux impacts potentiellement négatifs du développement de l’intelligence artificielle sur leurs professions. Doit-on s’attendre à des bouleversements majeurs très rapidement?
L’intelligence artificielle est en effet en ce moment au cœur de nombreuses préoccupations et conversations. En revanche, il est tout de même possible d’observer un déclin de la courbe d’enchantement, et ce pour toutes sortes de raisons. En premier lieu, on se rend compte que les retours sur investissements envisagés en ce qui concerne l’intelligence artificielle ne se sont pas encore réalisés, et les scénarios catastrophes non plus. Or, certains chercheur.euse.s estiment que tant qu’il n’y aura pas d’impact sur les entreprises, et du même coup qu’il n’y aura pas d’adoption par les entreprises, il n’y aura pas vraiment de transformations majeures. Nous sommes actuellement au sommet d’une courbe d’intérêt pour l’intelligence artificielle mais ce qui est intéressant, c’est ce qui va se passer ensuite, c’est-à-dire la mise en place de solutions de productivité et d’applicabilité.
En revanche, et paradoxalement, ce n’est pas la première fois que nous avons le sentiment d’être confronté.e.s à des situations inédites, où tout est à inventer. Cela est arrivé fréquemment au cours de l’histoire industrielle, avec les enjeux d’adaptabilité qui en ont résulté. Avec l’IA, il nous est annoncé une révolution quasiment aussi majeure que la découverte du feu ou l’invention de la roue, mais il y a de fortes chances que les changements soient bien plus diffus que ce à quoi l’on pourrait s’attendre.
Comment s’assurer de mieux suivre voire anticiper ces changements dans nos métiers?
Ce qui est frappant avec l’intelligence artificielle, c’est la vitesse à laquelle les recherches sont faites, à laquelle les résultats sont démontrés et commercialisés. Nous n’étions pas habitués à cela. Même le web a mis du temps à être mis en œuvre de manière crédible dans toutes sortes d’industries. Au début, on notait d’ailleurs un intérêt particulièrement grand dans les industries culturelles et médiatiques, même si la plupart d’entre nous ne savions pas encore vraiment à quoi cela allait servir. De ce fait, il n’y a pas eu beaucoup de progrès importants au début du web, et je pense donc que nous pourrions faire les choses différemment avec l’IA.
En particulier, je crois qu’il est important de déterminer dès maintenant à quoi nous voulons que ressemble l’avenir. En effet, nous sommes souvent dans une position réactive. La position des 20 dernières années, c’est un peu : «les géants décideront, et nous verrons ce que nous allons faire avec ça». Est-il possible d’envisager les choses différemment? Est-il possible de décider que l’on veut s’organiser autrement? Il nous appartient, notamment grâce à la prospective, de développer des scénarios qui n’existent pas encore et de se donner le temps et les moyens de les faire apparaître.
À cette fin et en ce cadre, les besoins sont en train de changer. Adam Grant, un psychologue organisationnel, a dit que lorsque l’information était plus restreinte, elle arrivait à ceux qui la possédaient, qui avaient les connaissances, qui avaient les ressources pour la comprendre, ils devaient nous éclairer. C’était, dans un sens, l’ère des expert.e.s. Maintenant qu’il y a une surabondance d’informations, l’avenir appartient à ceux qui sont capables de synthétiser et de comprendre les liens entre les systèmes et les écosystèmes plutôt qu’à ceux qui accumulent beaucoup de connaissances. Les prochaines années devraient ainsi être l’aube des généralistes.
Comment pensez-vous que cela pourrait influencer les métiers des industries culturelles et médiatiques en particulier?
Dans les industries culturelles et créatives, certains silos sont souvent entretenus par les systèmes administratifs et financiers, ce qui oblige les créateur.rice.s à rentrer dans des cases qui ne correspondent pas à ce qu’ils font. Or, il est fort probable que les prochaines années voient apparaître de plus en plus de porosité entre les domaines de production et de création, ce qui devrait faciliter les échanges mais aussi donner lieu à de nouveaux contenus, de nouvelles façons de faire, de nouvelles façons, peut-être pas de nouveaux secteurs, mais de nouvelles façons de percevoir certaines choses. Les défis seront donc, en formation initiale comme continue, de former des gens qui sont capables d’apprendre les uns des autres et d’utiliser les outils qu’ils ont à leur disposition.
Amy Webb parle de nous comme de la génération T, parce que nous sommes la génération de la transition. Et ce n’est pas une génération liée à une année de naissance, mais plutôt à un moment de l’histoire, de nos professions. J’enseigne d’ailleurs à des étudiant.e.s dans la vingtaine qui ont des préoccupations similaires aux milléniaux sur ces questions! Nous sommes, dans un sens, sur une «ligne de cisaillement», une expression utilisée dans le cadre maritime lorsque deux courants d’eau se rencontrent, deux forces qui ne vont pas nécessairement dans le même sens et qu’il convient donc de traverser avec beaucoup de précautions.
C’est dans cette situation que nous sommes actuellement! Selon moi, alors que nous avons passé une grande partie des dernières décennies à automatiser nos manières de produire et de travailler, quitte à parfois se déshumaniser, les compétences créatives vont être au cœur des bouleversements prochains. Dans les années à venir, la communication, la collaboration, la créativité, l’analyse, la pensée critique, tout cela va être essentiel pour que de nouvelles professions apparaissent ou émergent.
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Quels types de métiers peut-on imaginer pour traverser cette période de transition et en façonner la suite?
Nous savons que dans les années à venir, les contenus automatisés seront de plus en plus faciles à produire. Ils joueront sûrement un grand rôle dans l’écosystème du contenu. Je vois bien comment les producteur.rice.s de contenu automatisés pourraient devenir des personnes qui seraient importantes pour encadrer ce type de production, pour assurer l’adéquation avec les besoins. Il faudra automatiser une partie du contenu, mais il faut que ce soit bien fait et qu’il respecte l’équilibre entre le contenu et les besoins. Je pourrais voir ce type de profil apparaître. Dans la même veine, de plus en plus de managers homme-machine pourraient apparaître, ayant pour responsabilité la compatibilité des humains et des machines.
On parle beaucoup d’intelligence artificielle, mais ce n’est pas l’intelligence artificielle en tant que telle qui doit attirer notre attention. C’est la ramification croisée de plusieurs technologies concomitantes qui nous transposent dans une transformation accélérée. Je pense à l’informatique quantique ou encore à la biotechnologie. Nous pourrions donc imaginer, pour accompagner ces transformations croisées, des rôles de spécialistes de la fusion des mondes physique et virtuel, facilitant la fluidité entre les expériences vécues dans notre vie physique et notre vie virtuelle, et ce à tous les niveaux – achat, travail, divertissement, par exemple – dans une logique de personnalisation en fonction des besoins des individus et des entreprises. Nous aurons ainsi besoin des designers, des architectes, des architectes XR, dont la tâche principale sera de concevoir ce type de circulations.
Comment pensez-vous, à partir de ce que vous avez observé ou de ce que vous avez imaginé dans vos travaux de prospective, que pourra se mettre en place une forme d’autorégulation de ces métiers ou de ces mondes mixtes dans une perspective d’équité sociale et de représentativité ?
Je n’ai pas de prédiction à vous faire, mais ce qui est sûr, c’est que de ce point de vue, on a raté notre coup avec le web. Mon souhait est qu’on apprenne de ces écarts et qu’on réussisse à faire les choses différemment. De nombreuses voix s’élèvent déjà contre les biais, par exemple dans les bases de données qui entraînent l’IA. Ce n’est pas parfait. On peut les corriger, mais ce n’est jamais parfait. Que pouvons-nous faire pour améliorer cet aspect-là? Déjà, des conversations existent à ce propos, ce que nous n’avions pas fait quand nous avons commencé à adopter massivement le web. C’est donc encourageant.
De belles expériences sont d’ores et déjà mises en place, et devront être poursuivies, telles que la mise en place de moyens de préserver ou d’archiver certaines langues grâce à l’intelligence artificielle, mais aussi des expériences de réalité virtuelle visant à soutenir la diversité des représentations. Tout n’est pas gagné, bien entendu. Il y a très peu de femmes qui travaillent encore dans ce type d’entreprise, les biais sexistes sont nombreux, il y a très peu de représentation de la diversité. Ce sont des cloisonnements très difficiles à briser. Ce que l’on peut espérer en revanche, c’est que par l’analyse, la réflexion, la sensibilisation, nous travaillions vers des futurs désirables façonnés par des professionnel.le.s informé.e.s et critiques.